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jeudi 12 janvier 2012

Caspar David Friedrich ou les limites de l'au delà

Dans un grand nombre de tableaux de Caspar David Friedrich (1774-1840), le maître nous présente un ou plusieurs personnages de dos, anonymes contemplant un paysage sublime.

Seul face au créateur

L'interprétation la plus courante qui en est faite, consiste à nous expliquer que c'est là une invitation à nous fondre dans l'image par le biais d'une identification à ces êtres humains (et rien d'autre car non identifiables formellement) et donc à admirer avec eux ce même paysage. Ceci étant, c'est à mon sens plus subtil que cela. Sinon, pourquoi poser des personnages dans le décor ? Le paysage ne se suffit-il pas à lui-même par sa beauté pour être contemplé ? S'il s'agissait de nous identifier à ces spectateurs fictifs, pourquoi les disposer aussi loin dans l'espace représenté ? Pourquoi alors, dans cette hypothèse d'identification, ne pas figurer des silhouettes qui seraient plus proches, dans le sens d'un « plan américain », à la fois dedans et dehors du cadre (tableau) qui faciliterait un tel objectif ? Auquel cas, on obtiendrait plus efficacement un effet de « caméra subjective » qu'on utilise au cinéma pour permettre au spectateur de se fondre dans l'action à travers la peau d'un acteur (le plus souvent d'ailleurs non présent totalement à l'écran ou suggéré par un certain mouvement de caméra dit « à l'épaule »).


Impossible de rejoindre l'horizon


Selon moi, il s'agit chez Friedrich, de tout autre chose : ce qu'implique ces peintures, c'est avant toute chose, regarder des personnes regardant un paysage. En l'occurence, nous sommes donc des personnes interpellées à contempler des personnes contemplant un paysage. J'irai même plus loin : dans la salle d'exposition, il est fort probable que d'autres individus voient des individus, détaillant des individus contemplant un paysage... Bref, on pourrait prolonger cette chaîne longtemps dans ce qui apparaît être comme une mise en abîme du spectateur. Et à ce moment précis, je ne peux m'empêcher de me repasser mentalement cette scène du film, troisième volet de la fameuse saga, « les évadés de la planète des singes » (de Don Taylor, 1971), où un scientifique utilise, pour illustrer son propos - certes fantaisiste et très surréaliste -  sur la distorsion temporelle à l'origine du bond dans le temps effectué par les protagonistes Cornelius et Zira, l'image d'un paysage. Puis vient le peintre peignant le même paysage. Ensuite le peintre peignant le peintre peignant le même paysage et ainsi de suite jusqu'à un supposé infini conceptualisant ainsi l'interaction entre le cosmos et le temps. Vous commencez sans doute à comprendre là où je désire vous emmener.. ?




Ce que Friedrich pointe, toujours selon moi, ce n'est pas tant la représentation d'un lieu fut-il d'une sublime beauté, mais l'infinie puissance de cette beauté, œuvre divine face à laquelle l'homme ne peut que se résumer à une insignifiante anecdote, un insecte voué à la petitesse, à la fragile mortalité et à son incapacité absolue à pouvoir prétendre à créer au sens fort. Il ne peut accéder à une telle merveille que par l'illusion. Du moins s'en gargarise-t-il. La seule attitude possible face à de tels prodiges, ne peut être que dans la contemplation béate, debout dans une posture passive et respectueuse, observant un silence monastique (on pourrait d'ailleurs aussi écrire sur le silence, nordique, dans l'oeuvre de Friedrich, digne de certaines séquences d'un Bergman).




Béatitude extatique


Le temps se dilate à travers le regard qui ne peut comprendre la dimension spirituelle du spectacle divin qui se déroule devant lui, que par la taille même de ces personnages : ils agissent comme une unité de mesure, un mètre étalon nous donnant ainsi une échelle de comparaison. Quelle hauteur a cette montagne ? Quel est le diamètre de cette lune ? Quelle est la longueur de ce tronc d'arbre ? Voilà une autre fonction de la raison de figurer ces promeneurs contemplatifs toujours vus de dos. Ils sont plus « indice » qu' « index » : indices suggérant une réalité qui les dépasse, et  non un doigt tendu vers un « regardez donc ici» car le rectangle du cadre du tableau s'en charge déjà.

Toujours pour étayer ma thèse, on peut noter que ces mêmes individus figurant de dos sur la toile, sont très souvent au centre (mais pas toujours : dans ce cas ils sont index et non indices – revoir « Paris-Texas » de Wim Wenders) et plus rarement sur les côtés. Dans certains cas ils nous invitent, dans d'autres, ils nous bouchent littéralement une partie de la vue, nous pauvres spectateurs. Ce qu'ils voient de leurs propres yeux (toujours invisibles, car le regard chez Friedrich est chose secrète et intime), ils sont seuls à le voir. Pourquoi ? Serait-ce pour nous signifier que la beauté absolue du haut d'une modeste peinture, toile tendue sur un châssis de bois et couverte de pigments huileux, ne peut dignement pas prétendre à une équivalence de la création divine ?  C'est cette petite part d'invisibilité qui nous conduit à un vide, un manque voulu, une pièce du puzzle perdu à jamais qui fait de toute création humaine une imperfection : l'esprit de Dieu ne peut être figuré.. Iconoclaste ? Non. Humilité mystique ? Plutôt oui. La peinture est un mandala à effacer dès qu'on l'a vue. C'est osé.. ? Certainement. J'assume. (relire les correspondances de Friedrich avec le conseiller d'Etat de la ville de Dresde pour un projet de tableaux destinés à l'éducation de ses enfants sur la musique, peints en transparence, à voir dans l'obscurité, et éclairés par derrière par une lumière filtrée, et éphémères.).

Seul Dieu, ou tout autre puissance cosmologique indéterminée, détient ce privilège, lui rappelant ainsi sa position unique, figée dans le temps et l'espace, impuissant à rejoindre son créateur au creux de cet espace de beauté insondable. Et j'en viens à l'idée de limite de l'infini. Ces personnages de voyageurs « voyeurs », sont constamment en arrêt à l'endroit d'une frontière infranchissable présente dans le paysage : ils sont là où personne ne peut aller plus loin (à moins d'être un escaladeur chevronné, et encore..). Jusque là oui, au delà, non.  Ce qui encore une fois nous rappelle à l'ordre du divin, l'endroit précis où l'humain trouve son incapacité à se substituer au créateur. Face à lui se trouve un trou, une faille, un gouffre, une eau profonde, un ravin, un vide, une tranchée.. (les percées de Buren dans le paysage auraient-elles quelque chose de Friedrich?).
Aller plus loin, c'est mourir à coup sûr (ou les vues sans personnage où ne restent que ruines religieuses ou tombes avec un vide derrière). C'est encore risquer de se perdre (son âme) tandis que le paysage, lui, sera toujours là. Tel Icare se brûlant les ailes à trop vouloir se rapprocher du soleil, l'homme est contraint à ses limites terrestres de l'ici-bas. L'au-delà lui est interdit car l'Eden lui a été définitivement fermé : il n'en verra, avec bonheur, qu'une parcelle de derrière les barreaux de la grille. C'est un damné condamné.

La tombe comme limite terrestre


Friedrich est sans conteste un grand peintre romantique qui  influence encore notre vision contemporaine du monde qui nous entoure et dont nous ne mesurons pas encore, et sans doute jamais, les limites. Il a réfléchi picturalement avec passion à la condition humaine et ne peut être considéré comme un simple peintre de paysages qui voudrait qu'on ne rate pas la vue indexée par un panneau publicitaire de chez KODAK.

« Des collines qui s'élèvent doucement empêchent de voir au loin ; elles limitent en même temps les aspirations et la volonté des enfants : ils jouissent du présent délicieux, n'aspirant à rien d'autre, ni à rien qui soit ailleurs. »  C.D. Friedrich, extrait du journal intime.

Le naufrage de l'espérance quand on est allé trop loin

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